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L’orthographe française: une vaste supercherie

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par Chantal Roy

Ulric! Oui, toi! Faut qu’on se parle.

J’veux m’excuser, Ulric. J’te juge quand j’te lis sur les réseaux
sociaux. Tu fais tellement d’erreurs, mes yeux saignent! T’as
beau avoir des idées brillantes, tu perds de la crédibilité à
chaque accord oublié, à chaque mot mal orthographié. C’t’à
croire que tu dormais dans tous tes cours de français !

Je te froisse hein? Je comprends. Moi aussi tu sais, Ulric,
ça me met en beau calvaire! C’est pas normal que ça soit
si difficile d’écrire notre langue comme du monde. Ça me
trouble particulièrement parce qu’on peut dire que j’ai pas
mal de connaissances en matière de langue et langage.

Au baccalauréat et à la maîtrise en linguistique, j’ai étudié le
français sous toutes ses coutures, depuis sa naissance au IXe
siècle, jusqu’au français moderne. Ça fait que tes erreurs, je
les vois. Comme des grosses verrues sur un visage.
Mais tu sais le pire? J’en fais, moi aussi, des erreurs! Une
linguiste qui fait des fautes, ça, Ulric, c’est inacceptable!
Comme un pâtissier qui rate ses gâteaux. Mais je te jure, je
suis sérieuse : je me trompe dans l’accord du participe passé
des verbes pronominaux; je mets un seul N à «*sonerie», en
me mélangeant avec le mot «sonore», de même famille, qui
n’en prend qu’un, etc.

C’est fou à quel point on juge les gens par leur orthographe.
Pourquoi on ne jugerait pas plutôt l’orthographe elle-même?
Et si c’était ELLE le problème; pas toi, pas les profs, pas
internet? On va se le dire, l’orthographe française, c’est
souvent du grand n’importe quoi! C’est rempli d’illogismes,
d’incohérences, d’irrégularités, de bizarreries… Pourquoi
par exemple on écrit «dix» avec un X qu’on prononce /s/,
alors qu’on écrit «dizaine» avec un Z et «dixième» qu’on
écrit avec un X qu’on prononce /z/?!

Que dire de la pénible règle d’accord du participe passé
employé avec avoir? Tes profs te l’ont peut-être pas avoué, si
tu as passé un temps fou à essayer de la comprendre, en vain,
c’est parce qu’il n’y a rien à comprendre : elle est tout sauf
logique. Elle est une PURE INVENTION d’un poète fauteur
de trouble du XVIe siècle! Regarde dans ton Bescherelle, il
est écrit qu’il s’agit de «la plus artificielle des règles de la
langue française». Mon édition de la grammaire Grevisse
consacre d’ailleurs 14 pages seulement à ses EXCEPTIONS.

Et nous, Ulric, on endure ça sans s’indigner?!
Une petite dernière aberration parmi tant d’autres : savais-tu
qu’on doit mettre un S à framboise dans «confiture de
framboiseS», mais pas dans «gelée de framboise», parce
qu’il n’est plus possible d’y distinguer les fruits? C’est donc
dire que l’accord du pluriel dépend ici du temps de cuisson?
C’est pas sérieux! Ça me saoule/soûle/soule (choisis, les 3
graphies sont possibles…)!

Mais qui a eu ces idées folles? C’est l’Académie française
qui est chargée depuis des siècles de fixer l’orthographe
lexicale et grammaticale. Cette institution est composée de
gens issus de la haute société : écrivains, hommes d’état,
historiens… un ophtalmologue même! Aucun linguiste n’y
siège. C’est louche. Aussi inquiétant qu’un avion piloté par
un pharmacien, aussi compétent soit-il dans son domaine. Et
tu sais pas la meilleure : ils ont fait ça compliqué exprès, les
vilains!! Dans les cahiers préparatoires du premier dictionnaire
de l’Académie, il est écrit : «L’orthographe servira à
distinguer les gens de lettres des ignorants et des simples
femmes». C’est insidieux!

Je tiens à préciser : je ne m’attaque aucunement à notre
langue. Au contraire, je suis férue du français. L’orthographe
n’est pas la langue, ce n’est que son code écrit, un outil qui
est supposé être au service de la langue. On en a plutôt fait un
outil de discrimination sociale, une façon de discréditer les
gens, de décourager les étudiants et immigrants, de limiter
l’accès à l’emploi.

Là, Ulric, tu te dis : «*donk tu dis kon devrè ékrir kome on
veu?!» Surtout pas! On doit s’entendre sur un code pour
continuer à se comprendre. Par contre, il y aurait certainement
lieu de le simplifier. Mais ne rêvons pas en couleurs,
l’orthographe est pour beaucoup un objet intouchable et sacré.
L’idée de la changer suscite de vives protestations.

Ceux qui ont travaillé d’arrache-pied pour mémoriser les règles et
parviennent à les maîtriser se demandent pourquoi les jeunes
ne feraient pas eux aussi cet effort. Ça fait un brin égoïste et
jaloux! On valorise d’ailleurs beaucoup le sens de l’effort,
prétendant que ce qui est compliqué et exigeant a nécessairement
plus de valeur. Je réponds à tous ces masochistes de
l’écriture que la beauté et la richesse d’une langue ne résident
pas dans sa forme écrite.

Changer l’orthographe d’un mot le rendra laid? Cet argument basé sur l’esthétisme d’une graphie
me paraît boiteux. C’est plutôt la différence qui choque ;
on trouve beau ce qu’on connaît. Mais voire que le G dans
amygdale est «beau»! Moi, je l’ai en travers de la gorge!
Tu as sans doute envie de me dire : «ok c’est bon, on a
compris, tu crois pas qu’il y a des enjeux plus importants
dans le monde?» Précisément, Ulric! On perd beaucoup
trop de temps à l’école à maîtriser les règles et exceptions
du français écrit. Simplifier l’orthographe ne serait pas une
incitation à la paresse intellectuelle. Ça laisserait au contraire
plus de temps pour développer nos connaissances dans une
diversité de domaines, pour développer notre esprit critique,
notre créativité… On aurait plus d’idées, moins d’illettrés.

J’te laisse là-dessus, Ulric!

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3 Commentaires

  1. Le français est une langue dont les racines sont passablement latines (parfois grecques et autres emprunts à d’autres langues) et l’orthographe des mots dépend justement de ces racines. Le latin étant une langue morte aujourd’hui, et c’est bien dommage, on a perdu un peu de vue ces racines. Alors sous prétexte de cette cécité nouvelle, on couperait les racines parce qu’elles nous paraissent inconnues? Qu’arrive-t-il aux plantes quand on s’amuse à couper peu à peu leurs racines ? Elles meurent, à petit feu. Nous sommes actuellement dans une spirale qui atrophie l’esprit humain où chaque réforme tend à donner raison au pire de ce que nous sommes (on appelle cela le nivellement par le bas), et Facebook y contribue largement. Pour vivre en société, on doit respecter les codes. La langue en est un et mérite qu’on lui accorde un effort certain sur nos bancs d’école, la bonne communication entre nous en dépend. Et puis, la plupart du temps, on n’a pas besoin d’apprendre les 14 pages d’exceptions de l’accord du participe passé, il y a deux ou trois règles principales qui règlent 95% des problèmes d’accords usuels. Il suffit que les professeurs de français les enseignent correctement et tout se passera bien. Sans rancune!

  2. Débat très intéressant ! Merci de commenter 🙂
    Avant de m’intéresser à l’histoire du français, je voyais la langue orale et écrite comme un tout, un trésor précieux qu’il fallait protéger. Pas touche à ma langue ! Fallait pas qu’on s’attaque à mon héritage.
    Mais j’ai été déçue, choquée, je dirais même flabergastée ! Ben oui le français est une langue romane, comme l’italien, l’espagnol, le portugais, le roumain. Oui plusieurs mots du français ont aussi été empruntés au grec. Oui on aurait intérêt à le savoir, mais non, je ne vois pas particulièrement l’intérêt de traîner à tout prix des vestiges des langues mortes dans l’orthographe des mots. Prenons «doigt» par exemple, qui en passant a déjà été écrit « dei » et « doi » en français et qui vient du latin «digitus». En italien, on a « dito » et espagnol, « dedo », toujours de la même racine latine. Est-ce que ces langues ont pour autant moins de valeur, de richesse parce qu’on a éliminé le G étymologique?

    Lorsqu’on s’y penche un peu plus sérieusement, on réalise aussi à quel point il y a des incohérences justement dans ces traces étymologiques auxquelles les défenseurs de la langue écrite tiennent tant. Pourquoi par exemple on écrit « style » avec un Y, alors que le mot vient du latin « stilus » ? Parce que c’était cool de mettre des Y, ça faisait classe. Et puis le D de « poids » qu’est-ce qu’il fait là? C’est la faute de l’imprimeur Robert Estienne qui en 1694 a fait un faux rapprochement étymologique avec le latin « pondus », alors que le mot vient plutôt de « pensum » (comme «peser»). On dira qu’il est pratique ce D, il permet la distinction avec des homophones comme « pois». Mais qu’on mette ou pas de D, si on me dit « tu as pris du *pois », je ne vais pas penser que j’ai soulevé un petit légume vert.

    Je ne crois pas que rectifier certaines erreurs de parcours, simplifier certaines règles, soit considéré comme un nivellement vers le bas. L’idée ce n’est pas d’appauvrir le français, mais de rationaliser (un N) son code écrit, qui est souvent irrationnel (2 N, même famille). Dans mon texte, je précise qu’il est important, comme vous le dites aussi, de s’entendre sur un code pour assurer une bonne communication. Il n’est pas question d’accepter : « sait vrai, sa va bien allez, je profiterer de ma piscine aurtaire » ! Reste que simplifier le code rendrait l’écriture plus accessible et notre langue un peu plus facilement exportable.

    Et puis communiquer ne passe pas uniquement par l’orthographe, mais surtout par le choix des mots, la clarté des propos, l’organisation du discours. Je préfère que nos enfants consacrent du temps à apprendre à utiliser la langue pour exprimer leur pensée qu’à retenir des règles stériles. Orthographe simplifiée ne signifie pas pour moi une pensée simplifiée. Mais oui je conçois que les changements dérangent. Mais est-ce que le français s’amenuise vraiment ou il évolue tranquillement et on craint qu’il nous échappe?

    Quand on y pense, à l’école on apprend les règles et les exceptions dans le but de ne pas faire de fautes et de ne pas perdre de points. C’est tout. Je continue de penser que c’est pas logique qu’il y ait 14 pages d’exceptions pour la règle du PP, même si on peut s’en sortir en ne maîtrisant que 3 règles principales. C’est comme si on disait que 3 X 2 font 6, sauf quand il pleut, quand on ferme les yeux, quand les chiffres sont inversés, quand on a 3 ans, quand on écrit avec un stylo vert…
    J’ai peut-être un esprit trop scientifique et un souci de justice très développé, mais ça me « gosse » qu’on tienne autant à garder inchangée une invention qui manque de logique et qui a volontairement été conçue pour être inaccessible à une certaine classe de gens.

    Vous parlez de jardinage, ça me donne l’idée : je vais profiter de ma journée de congé pour tailler mes plantes. On me dit que couper des pousses en surnombre ou mal placées permet de solidifier les tiges et apporte une certaine vigueur à la plante.

    Dernière chose : une langue qui évolue, c’est une langue qui vit. Vous connaissez Molière? Ahhhh la langue de Molière! Allez lire ses pièces originales, écrites dans le français du XVIIe siècle. À croire que les racines ont bien changé!

    Sans rancune 😉

  3. C’est un mastodonte auquel vous vous attaquez. L’orthographe fait souffrir des millions de personnes, sur des fondements purement conventionnels et des mensonges (l’orthographe n’existait pas quand Molière écrivait la langue de Molière et les mots ont des écritures qui varient au cours de ses pièces). L’orthographe peut constituer un handicap lourd pour des gens par ailleurs brillants. L’orthographe sert de référence pour juger d’un discours au lieu de provilégier le choix des mots. Parce que des gens ont atteint au prix d’un gros travail un bon voire très bon niveau en orthographe, il refuse de décréter que ce travail finalement n’a servi à rien et ne veulent pas la réformer, meme si la logique et le bon sens le voudraient (les turcs ont divisé par 4 le temps d’apprentissage de la lecture en réformant en profondeur leur orthographe). On vit dans un monde où être nul en mathématiques est considéré comme peu grave mais ne pas savoir orthographier un mot est signe d’une incompétence universelle et d’une réticence au moindre effort.
    Mais comme je le disais, ceux qui sont en position de réformer l’orthographe sont ceux qui ont beaucoup travailler pour dominer cette orthographe et qui ne veulent pas avoir travailler pour rien: Il faut que les générations suivantes en bavent comme eux en ont bavé…
    On n’est pas sorti de l’auberge….

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