Par Danielle Ross
Souvenir de la petite enfance
C’était au temps où les corps des défunts étaient exposés dans le salon des maisons
Nous étions de jeunes écolières et écoliers
Et quand l’école se terminait en fin d’après midi
Nous sortions en courant et nous nous disions
— On va t’y voir le mort ?
Comme une activité
Un loisir
Pour nous c’était normal alors nous courions vers la maison où la personne était exposée
Ou chez M. C. Gendron qui avait une petite salle pour l’exposition
Je nous revois sacs d’école au dos
Tuniques bleues des Sœurs du St Rosaire
Avec ce satané petit collet en plastique qui gratouillait le cou
Sautillants
En se bataillant pour arriver les premières
Ou les premiers
J’imagine maintenant que ce n’était pas tous les enfants qui venaient
Un jour est décédée une vieille dame
Mère de deux demoiselles célibataires
Qui s’occupaient d’elle à la maison
Cette femme en fin de vie disait qu’elle avait trois jambes
Comment nous savions cela ?
Parce que la plus jeune des deux sœurs
Venait souvent chez nous
Sa grande sœur et sa mère lui défendaient de fumer
Elle qui avait le même âge que maman
La jeune cinquantaine
Donc elle venait chez nous, car elle y cachait ses cigarettes sous la grosse radio
De peur que sa grande sœur arrive par surprise
Des Export A, nous savions que c’était son paquet et personne n’avait le droit d’y toucher
Même pas papa mais lui roulait ses Players
Nous étions les gardiens des cigarettes de la demoiselle
Elle s’asseyait cette petite femme dans la grande berceuse
Ses pieds ne touchaient pas le sol
Ses gros souliers bruns et sa robe en coton fleuri
Et elle fumait
Un jour en parlant avec maman
À qui elle racontait toutes ses peines et ses frustrations
Elle dit
— Ma mère pense qu’elle a 3 jambes
Donc le matin nous lui mettons 3 bas sur son lit
Nous les enfants nous avions bien rigolé
Nous ne savions pas ce qu’était la démence
Je vais l’apprendre un jour
Mais là j’ai 8 ans
Une mère qui nous empêche de nous moquer
Et qui écoute patiemment cette « vieille fille »
Lui raconter sa vie morne et soumise
Puis mademoiselle T attachait sa veste de laine un peu élimée
Saluait maman
Reprenait son chemin
Longeant les maisons d’en bas de la côte pour retourner chez elle
C’était l’époque où les clôtures n’existaient pas au village
Nous passions d’un terrain à l’autre
Les chiens se promenaient
Les chats étaient en liberté
Et les enfants aussi
Mais revenons aux 3 jambes et aux 3 bas
Ma sœur et son amie S avaient couru après l’école dans la petite rue
Elles étaient entrées dans le salon
Où la vieille dame était exposée
Elles s’étaient agenouillées sur le Prie-Dieu
Recueillies devant le tombeau
Leurs petites mains jointes
Et puis une a dit à l’autre
Laquelle ?
Je ne sais pas
— Penses-tu qu’elle a 3 bas ?
Et là un fou rire
Petites épaules qui tressautent
Sous le regard sévère des deux sœurs
Et de l’organiste du village Alice S
La voisine venue sympathiser
Elles sortent
Essayant d’être solennelles
Et se mettre à courir vers notre maison
Ma mère et la mère de l’autre jeune fille sont là
A prendre un café
Les filles racontent
Les mères fâchées qu’elles se soient si mal tenues
Les disputent un peu
Le soir les deux mamans se rendent elles aussi « au corps »
Prennent la même petite rue
S’agenouillent devant la dépouille
Essaient de prier
Et une dit à l’autre tout bas
Laquelle ?
Je ne sais pas non plus
— Penses-tu qu’elle a 3 bas ?
Et les voilà à essayer de réprimer leurs rires
Sous encore le regard sévère des 2 sœurs et de quelques villageois
Elles sont sorties elles aussi
Un peu gênées et mal à l’aise
Mais cela n’a pas duré longtemps
Je les revois M-P et Annette
Nous raconter cela
M-P riait de si bon cœur
Maman aussi
Et nous ma sœur son amie et moi
Nous étions contentes
Nos mères nous comprenaient
Et puis plus tard dans la vie
Les enfants n’ont plus couru pour « aller voir le mort »
C’était une autre époque
Dans ma maison il y a eu beaucoup de défuntes et défunts
Qui ont été exposés dans le salon
Je crois que chaque maison centenaire a eu son mort ou sa morte un jour
Et pour la petite T
Elle a fini ses jours aux soins de longue durée
Elle ne parlait pas
Il ne lui restait que quelques cheveux sur la tête
Comment je sais cela ?
Le personnel l’asseyait souvent près de ma mère
Elles ne se reconnaissaient pas
Ainsi va la Vie
Ainsi va la Mort
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